Enquête de Marie Salaün
Contexte
Le système éducatif de la Polynésie française est une copie quasi-conforme du système éducatif métropolitain, dont il partage les structures et les objectifs, et ce, en dépit de prérogatives locales importantes depuis les transferts de compétences opérés dans le cadre des lois d’autonomie qui se sont succédées depuis 1977. Ce système fonctionne mal : la déscolarisation précoce, dès la 5ème du collège, atteint un niveau quatre fois plus élevée qu’en métropole ; le taux d’accès au baccalauréat général dans une classe d’âge est d’environ 16,5%, soit le niveau métropolitain de 1970 ; en 2013, le nombre d’élèves sans diplôme, ni qualification était estimé à 2181, ce qui représente environ 40% des élèves entrés en CP ; les tests passés à la journée défense et citoyenneté (JCD) montrent plus de 40% des jeunes Polynésiens ont des difficultés en lecture (la proportion aux mêmes tests en France, DOM compris, est de 9,6%).
Significativement, les responsables de l’institution pointent deux causes majeures de cet état de fait : un environnement défavorable, qui complique la fréquentation scolaire et la poursuite d’études sur un territoire grand comme l’Europe, et le manque d’ambition scolaire, lui-même attribuée à l’absence de l’écrit dans la culture polynésienne. Jamais ne semble sérieusement envisagé que la situation contemporaine soit l’aboutissement d’un processus historique qui a fait de la scolarisation, à l‘instar de ce qu’a connu la France du XIXème siècle, le principal vecteur de l’assimilation linguistique, culturelle, économique et politique, à un ensemble national distant de 18 000 kilomètres. Tout au plus peut-on çà et là lire que le système éducatif polynésien accuse un « retard » d’une génération sur son homologue métropolitain.
Il semble donc important de relire la question scolaire à l’aune de son historicité, notamment en confrontant le projet des pouvoirs publics (la politique de scolarisation, « vue d’en haut ») à ce qu’on peut savoir de sa réception (l’expérience scolaire, vue d’en bas).
Dispositif d’enquête
La première partie de l’enquête est constitué d’un travail sur archives visant à établir l’histoire de la politique scolaire depuis les débuts du Protectorat, aucun travail de synthèse de cette ampleur n’existant à ce jour. Réalisé aux archives territoriales de Tipaerui et aux archives de la France d’Outre-mer à Aix-en-Provence, ce travail recense systématiquement et analyse les fonds disponibles pour tracer les contours de cette politique. Les Etablissements français d’Océanie (EFO) sont à cet égard un exemple particulièrement intéressant pour tester les limites de l’exportation de la politique de la IIIème République dans son empire, puisque certains de ses habitants (ceux de l’ancien « royaume » du chef Pomare (regroupant les Îles du Vent – Tahiti et Moorea –, l’archipel des Tuamotu et une partie de l’archipel des Australes) obtinrent la citoyenneté française, alors que d’autres, les habitants des « établissements secondaires » (reste des Australes, Îles-sous-le-Vent, archipels des Gambier et des Marquises), furent catégorisés comme « sujets indigènes ». La nouvelle donne de l’après-guerre consolide les liens entre la France et ce vaste territoire, et une politique résolument assimilationniste voit le jour, accélérée au début des années 1960 par la création du Centre d’expérimentations du Pacifique, l’impératif d’une francisation linguistique jusqu’alors limitée et la formation d’une main-d’œuvre littéraciée. Il s’agit alors d’analyser les modalités de l’incorporation à l’ensemble national via la scolarisation de masse.
La seconde entrée de l’enquête empirique est le recueil et l’analyse d’expériences autochtones. Un premier volet porte sur le colonial tardif et sur le haut de la pyramide scolaire, avec la réalisation d’entretiens avec une élite composée d’anciens élèves de l’enseignement secondaire scolarisés dans les années 1950, soit juste avant les changements majeurs que va connaître le système éducatif après l’installation du centre d’essais nucléaires au début des années 1960 (généralisation de la scolarisation, massification du collège, etc.). Un second volet est constitué, à l’opposé, d’entretiens avec des familles vulnérables socialement et en rupture de ban avec l’institution scolaire. En confrontant souvenirs parentaux et récits adolescents, il s’agissait d’explorer le rapport à l’école de cette fraction de la population de Tahiti qui, de génération en génération, semble résister à la scolarisation.